Monstres et Merveilles


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« Aucun souvenir assez solide » de Alain Damasio


Mise en bouche

« Aucun souvenir assez solide » est un recueil de 10 nouvelles qui transporte autant par son esthétisme que par ses récits. Les univers que l’on visite évoquent souvent des réseaux citadins, trames de tissus complexes : une ville d’altermondialistes qui résistent à la privatisation du lexique, des gardiens de phares qui communiquent par code lumineux… On y retrouve même Alticcio, cité de la horde du contrevent. Les personnages qui peuplent ces mondes sont des rebelles d’une technologie mortifère, des ambassadeurs du vivant, du « vif » cher à Damasio.

« Un conte de Caracole, ce n’était pas une voix plus un récit, c’était un cosmos local, enfanté sur un feu». Cet extrait de « la horde du contrevent », autre roman de Alain Damasio, me semble approprié pour évoquer ce recueil de nouvelles « Aucun souvenir assez solide ». Tel son personnage Caracole, Damasio implante un cosmos local dans chaque mot. Ses histoires dépassent l’aventure figée sur le papier. Son art relève plutôt du bouillonnement de sèmes. En effet, Damasio écrit dans un style singulier sa philosophie linguiste lyrico-narrative. Décorticage de mots, trituration néo-logique du signe, la forme impulse un flux de pensées. Véritable plaisir pour l’intellect qui dégage une ouverture vers un territoire singulier en constante expansion : un cosmos local. Mais cette lecture est aussi une expérience un peu déroutante. En effet, elle demande parfois un effort pour s’y oublier. En de rares moments, j’ai soupiré face à une syntaxe et un vocabulaire très énigmatique. Les phrases aux allures d’équations abstraites offrent certes une résolution riche mais alourdissent par contre la lecture. Malgré cela, je suis convaincu du génie de Damasio. Son style un-ique, ub-ique m’a convaincu de l’omnipotence du verbe.

"Alticcio" de Anne Heidsieck

Illustration d’Alticcio par Anne Heidsieck*

Le signifiant sublimé

J’aurais rêvé avoir Damasio comme Prof de linguistique. A la place, je me suis coltiné des prêcheurs monotones qui on transformé cette science en discours abscons. Damasio, lui, injecte de la magie dans chaque morphème. Je pourrais citer, par exemple,«  Il était une fois » qui devient « Il était une soif » (soif de vérité ? De connaissance ? Pour le lecteur ou le scribe?). Ou encore « Ile tait une soif » ; « Ile » évoque alors à un sujet isolé, un personnage unique, singulier, un antonyme du conformisme. Un seul mot porte alors toute une philosophie. Plus encore, par sa décomposition, il renvoie à un flux de concepts. En effet, le jeu sur la langue libère du sens unique, limité. La syntaxe hybride diffuse une polysémie jamais figée. On est alors en plein dans le dada de l’auteur : le mu. Le mouvement y tient le rôle du principe moteur du vivant ; un devenir constant, jamais un devenu. La vie, c’est le vif, ce que ne figera pas l’éternité. La lecture, en acte, trouve sa réalisation dans le présent, dans l’instant. Le véritable créateur, c’est le lecteur qui extrait du sens, son sens de l’énigmaticité du texte. Le début des nouvelles m’a donc paru souvent opaque, difficile d’accès. Mais par la suite, j’étais absorbé par la richesse qui ressort de ce style. Le verbe ouvre alors vers une dialectique, un magma de réflexions.

Conception graphique : Stéphanie Aparicio

L’hypertechnoconnectivité

L’auteur insuffle dans ses textes des idées politiques fortes. Il dépeint une société néolibérale qui transforme l’homme en consommateur passif dénué de pouvoir créatif. Une dictature où les hypercapitalistes quantifient et marchandent toutes choses, oubliant que tout est flux. La technologie et son hyperconnectivité y prennent une importance capitale. Les individus vivent sur des réseaux égocentrés où le partage n’est qu’illusion. Il n’y est en fait question que de soi. Les personnages de Damasio prônent un retour au corporel, à l’instant, à l’échange humain pur dénué de médiation. La communication est par conséquent un thème récurrent. Les réseaux (ville, cité, internet…) sont autant des royaumes de libre expression que ceux du conformisme, de la vacuité, du nivellement vers le bas.Ce recueil est une éloge de la gratuité, du nomadisme anonyme et non tracée, de l’échange non-médié.

Je regrette la postface de Systar qui boucle le livre. J’ai eu l’impression qu’on me prenait par la main : « Bon maintenant, je vais t’expliquer ce que tu as lu et ce que cela signifie». Non seulement il n’est pas très agréable d’être guider comme un enfant, mais en plus les explications prennent des allures de théorisation philosophique lourdingue. Je ne dis pas que c’est dénué d’intérêt, mais plutôt que je n’avais pas envie d’être gavé à l’entonnoir à la fin d’un recueil de nouvelles. Désagréable retour sur terre après un voyage étherique.

Illustration  : 

http://anneheidsieck.blogspot.be/ : Blog de Anne Heidsieck, étudiante en illustrations. J’ai retrouvé dans son travail sur « la horde du contrevent » les mêmes images, sensations qu’à la lecture du livre. Superbe.


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« Les salauds gentilshommes – les mensonges de Locke Lamora » de Scott Lynch

Scott Lynch ressemble un peu à son personnage. Bon conteur, il fourvoie complètement son lecteur et parvient à le surprendre à chaque chapitre. Une intrigue haletante pleine d’humour.

Les Salauds Gentilshommes - les mensonges de Locke LamoraMise en bouche :

Au sein de Camorr, une opulente cité lacustre, Locke Lamora et sa bande « Les salauds gentilshommes » soulagent régulièrement la noblesse de quelques fortunes de couronnes d’or. Maitres dans l’art de la fourberie et du déguisement, ils élaborent d’ingénieuses arnaques pour dérober leurs butins. Or la « paix secrète », un accord signé entre la garde et la mafia locale, punit pourtant sévèrement ce genre d’activité. Aucun voleur attaché à ses testicules ou même à sa vie, ne se risquerait à effleurer une figure d’autorité camorrienne. Les salauds gentilshommes jonglent donc en secrets avec plusieurs visages, toujours sur le fil du rasoir. En plus de ces difficultés, leur dernier coup se complique ; une rumeur gronde en ville : un certain « Roi Gris » traquerait les chefs de bandes.

La City

Ce roman appartient à un genre de la Fantasy qui s’intéresse aux petites histoires plutôt qu’à la grande. Une fantasy qui s’attache au quotidien citadin et rocambolesque de petites gens au lieu des destinées épiques de grands royaumes. Ce mode de narration plus « picaresque » me semble toujours plus frais, moderne. En fait, Camorr, à elle seule, constitue un petit état. En effet, cette cité, au parfum vénitien, s’enrobe d’une riche mythologie. La ville se divise en quartiers qui diffèrent par une identité propre. Le passé et le présent s’y mélangent formant ainsi un patchwork de strates successives, sédiments de l’Histoire. Chaque nom de rue donne l’impression de cacher une anecdote truculente. Il en résulte un univers luxuriant qui m’a rapidement conquis.

Un autre aspect moderne est l’idée du pouvoir financier qui musèle la politique. Thématique que l’on retrouve également dans la trilogie « la première loi » d’Abercrombie et qui fait évidemment écho à la crise actuelle. L’auteur évoque brièvement la spéculation immorale, la puissance du système bancaire. Un monde de bourgeois replets qui réprouvent au grand jour la racaille mais qui l’utilisent pour leurs petites affaires nocturnes et moralement douteuses. Une collusion qui renvoie à une morale relative, autre concept moderne, plutôt qu’a une dualité étique (bien/mal). Le voleur est parfois moins une crapule que le banquier véreux.

« .., je lui ai tranché sa putain de langue avant de cautériser ce qu’il en restait.

Tout le monde dans la pièce le dévisagea

– Je l’ai aussi traité de peigne-cul, enchaîna Locke. Il a pas apprécié »

Mais « les mensonges de Locke Lamora » est une injection de divertissement brut en intraveineuse. Dans le fond, Scott Lynch ressemble un peu à son personnage. Bon conteur, il fourvoie complètement son lecteur et parvient à le surprendre à chaque chapitre. Suspens et surprises construisent une intrigue haletante. De plus, les dialogues apportent une dose exquise d’humour. Les personnages se lancent des vannes sans cesse, pour le plus grand plaisir du lecteur. Cela participe à rendre chacun de ces salauds gentilshommes attachants. Le récit principal est entrecoupé d’interludes : flashbacks sur la vie des protagonistes ou courtes anecdotes. Cela apporte beaucoup de dynamisme au rythme de lecture.

Les chiens aboient, la caravane passe

Illustration de Benjamin Carré *

Locke Lamora se situe entre Le scorpion (Desberg-Marini) et Scapin (Molière). Une sorte d’anti-héros qui ne doit son salut qu’à sa ruse et sa culture. Car à côté de ça, Locke est assez ordinaire. Il ne jongle pas avec de grandes puissances arcaniques et il ne se mouille pas non plus dans de grandes luttes de pouvoir. En gros, une sous-merde (ni héro musclé, ni mage puissant) qui semble parfois autant marionnette que marionnettiste. Il a d’ailleurs un petit côté John Mcclain, le type qui s’en prend plein la tronche mais qui parvient encore à placer quelques traits d’humour. Outre cette rage de vie (botte increvable au « milles bornes ») et sa ruse, son meilleur atout consiste à passer inaperçu « Il n’y a pas meilleur liberté que d’être constamment sous-estimé. ». Bref, Locke Lamora nous a dans la poche dès le premier chapitre.

Illustration :

http://www.blancfonce.com/ Vous pouvez y voir le superbe travail de Benjamin Carré