Monstres et Merveilles


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« Servir Froid » de Joe Abercrombie

Des personnages cyniques et cruels dans une folle histoire de vengeance. Servir froid et tenir éloigné des enfants, risque d’explosion.


Servir Froid cover« Servir Froid » (titre original : « Best Served Cold ») est la dernière parution française de Joe Abercrombie. Sa précédente œuvre, la trilogie « La Première Loi », avait démontré le talent de l’auteur par sa fraîcheur et son ton cynique (Blind Ferret édite par ailleurs une adaptation en comics). Le public dans la poche, à juste titre, Abercrombie appartient désormais à cette nouvelle génération d’écrivains dans la littérature de l’imaginaire. Le lecteur qui aurait passé son chemin sur ces trois livres risque de rater une multitude de clins d’œils et références. Mais bon, aucun prérequis n’est réellement nécessaire pour la compréhension, cela pimente simplement la découverte.

Ce nouveau récit garde le même ton grinçant, mais se déroule dans une autre région de l’univers créé par le romancier. Un territoire qui rappelle furieusement l’Italie de la Renaissance : la Styrie, un continent pourpre, à l’image de la robe de son vin et de sa terre gorgée de sang. Depuis des décennies, ses cités-états se massacrent, s’allient et se trahissent pour grappiller richesses et suprématie politique. Dans ce jeu de complots et de stratégies militaires, la compagnie mercenaire des milles épées est l’atout indispensable pour tous prétendants à la couronne de Styrie. A leur tête, Monza Murcatto, la bouchère de Caprile, une bretteuse impitoyable (car « pitié et lâcheté sont une même chose ») qui se bat pour le plus offrant. En l’occurrence, elle s’est choisie, comme nouvel employeur, le Duc Orso.
Après le pillage de Musselia et le massacre de Caprile, Monza et son frère se rendent auprès du Duc pour lui annoncer une nouvelle victoire. Mais ce dernier n’apprécie guère la popularité croissante de son chef militaire. De fait, Monza est devenue la coqueluche de son peuple. Et cela s’avère plutôt effrayant dans un monde où les fessiers n’ont pas le temps d’user les trônes. La fière Murcatto est alors tabassée, poignardée et balancée du haut d’une montagne. Rien que ça. Mais, par miracle, le corps mutilé de Monza survit à cette trahison. A jamais handicapée, la Bouchère de Caprile ne jure désormais que par la vengeance. Elle vivra, et cela uniquement pour savourer l’agonie des sept salopards qui ont brisé sa vie.

Gollancz et Bragelonne ont réalisé un travail magnifique sur la couverture (hard-cover). La carte de Styrie a été dessinée par Dave Senior.

Cette vengeance parlera beaucoup aux amoureux des films de Tarantino. En effet, outre sa thématique, « Servir Froid » partage quelques points communs avec « Kill Bill », « Reservoir Dogs » ou « Django Unchained ». D’abord, parce qu’il s’agit d’un roman quasi cinématographique, avec une faculté d’animation assez incroyable. Ensuite, parce que le récit emprunte énormément aux cinéma de série B : western, films de cape et d’épée, guerre et action. Sans oublier, bien sûr, une tendre affection pour les enfoirés, les brutes, les putes et les meurtriers.

Une narration cinématographique

Abercrombie a l’art d’insuffler de la vie dans sa narration. Non seulement, ses dialogues coulent sans fausses notes, avec naturel. Mais en plus, il utilise une multitude de petites astuces stylistiques pour animer une scène. Par exemple, il insère parfois des sortes de didascalies au sein même de tirades. Elles glissent un petit commentaire cynique ou une description de l’action simultanée.

Extrait de "Servir froid"

Couverture, réalisée par Raymond Swanland, de l'édition limitée chez Subterranean Press.

Couverture, réalisée par Raymond Swanland, de l’édition limitée chez Subterranean Press.

De cette façon, le lecteur visualise facilement l’action. (Le pop-corn et le soda ne sont pas inclus malheureusement). Un autre élément qui colorent la narration : la polyphonie. C’est-à-dire que chaque protagoniste s’exprime à sa manière, avec ses propres tics. Impossible de les confondre. Du coup, il suffit que les personnages s’invectivent autour d’une table pour prendre son pied. Lorsque Nicomo Cosca, beau-parleur et soûlard, rencontre Cordial, un meurtrier quasi-autiste obsédé par les chiffres ; cela garantit une bonne partie de plaisir.

De fait, l’humour est omniprésent chez Abercrombie. Désabusés, les héros sont bouffis de cynisme. Ils se balancent des vannes à tour de bras, un sourire narquois sur le coin de la lippe, avant de cracher par terre. On tombe ainsi sous le charme de certaines répliques cinglantes ou punch lines dignes des meilleurs nanars, du genre: « Malgré les beaux arbres et les grands bâtiments, les rues ne sont jamais complètes sans une couche de cadavres, n’est-il pas ? » ou un affectueux « je pourrais presque jurer que t’es pas la sale putain que tu prétends être ».
A d’autres moments, les évènements improbables s’enchaînent jusqu’au burlesque. Ainsi, on assiste parfois à un tableau délirant tellement la violence gratuite et les infortunes atteignent le paroxysme.
Et pourtant, entre deux blagues légères, Abercrombie surprend par sa caricature violente et cruelle de l’homme. Une seconde, le héros parvient à nous tirer un sourire avec une goguenardise bien placée, la suivante, on vibre face à une souffrance atroce qui n’épargne rien. L’auteur confirme son style impertinent et cru.

Hommage aux « mauvais genres »

Illustration de Raymond Swanland pour l'édition de Subterranean Press

Illustration de Raymond Swanland pour l’édition de Subterranean Press

Mais cette violence est sublimée, esthétisée au possible. Si bien que le roman ne s’inscrit guère dans le gore ou le macabre mais bien dans la tradition des « mauvais genres ». Dans sa quête de vengeance, Monza rassemble une belle équipe de salopards : empoisonneur perfide, ancien bagnard, guerrier nordique repentant, mère de famille espionne et bourreau etc.. Par leurs caractéristiques, ils portent l’esthétique vénéneuse des pulps sans pour autant tomber dans une simplicité à deux dimensions digne des romans de gare. Il s’agit à la fois d’un hommage aux héros archétypaux bad-ass (ceux qui ne se retournent pas lors d’une explosion) et d’un détournement de ces mêmes codes pour créer la surprise. En fait, on se prend rarement au sérieux chez Abercrombie. On y rit de la vanité des rois, des drapeaux et des charges héroïques. Ce monde n’est que le jouet de puissances plus grandes. Tandis que les misérables enfoirés pataugent dans une inéluctable destinée merdique et sanglante. Alors autant en rire, et se foutre sur la gueule joyeusement.

Du coup, on ne peut que se jeter sur les opus suivants « The Heroes » et « Red Country » (en V.O. pour le moment mais une version française est prévue).

Illustrations

Dider Graffet
Didier Graffet a participé au design de la couverture de l’édition de Gollancz (Royaume-uni). Couverture reprise, pour la joie de tous, par Bragelonne. Graffet est l’illustrateur français de Cook, Gemmel et dernièrement Pevel. Il travaille autour du thème « mondes et voyages ». Son oeuvre ne se limite pas à la fantasy classique. Il illustre autant l’univers de Jules Vernes que celui d’Arthur.

www.didiergraffet.com

www.mondesetvoyages.com

Raymond Swanland

L’illustrateur californien est l’auteur de la couverture de l’édition limité chez Subterranean Press. L’artiste a illustré la compagnie noire, Star Wars… Il a participé au design de l’univers de World of Warcraft, d’Oddworld et de Magic : The Gathering.

www.raymondswanland.com