Monstres et Merveilles


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« La Voie de la colère » – tome 1: « Le Livre et l’Épée »

Antoine Rouaud raconte l’épopée captivante d’un empire déchu. Une des révélations Fantasy de cette année.

Couverture illustrée par Larry Rostant

Couverture illustrée par Larry Rostant

Dans le port de Masalia, y a des marins qui chantent les rêves qui les hantent. Et depuis la chute de l’Empire, leur mélopée s’accompagne du rire de nombreux voyageurs : esclaves affranchis, nouveaux bourgeois ou vétérans. Car la République, par sa politique libérale, a transformé ce nid à bouges en cité cosmopolite et bigarrée. Par ailleurs, on raconte qu’un ancien soldat impérial y a trouvé refuge et que, en échange de coups à boire, il vous révèle quelques récits de guerres, promesses de butins perdus. C’est lui que Viola, une jeune historienne, est venue chercher. Car il est un des derniers à avoir côtoyé l’empereur et, paraît-il, emporté un objet précieux convoité par la demoiselle : la mythique épée impériale, Éraëd. Et cette rumeur se confirme lorsqu’elle découvre que ce poivrot grisonnant n’est autre que le général Dun-Cadal, une légende de la chevalerie. Mais après l’assassinat d’un conseiller républicain, les souvenirs du vieux bougon prennent un nouveau sens et déterrent une tragédie qui mêle la petite histoire à la grande.

L’aventure éditoriale du tome 1 de « La Voie de la colère  » est remarquable. Ce premier roman a tant séduit les éditeurs étrangers qu’il sort au même moment dans différents pays d’Europe, ainsi qu’au Brésil. Un plébiscite, amplement mérité, qui lance la carrière du jeune auteur, Antoine Rouaud.

Son intrigue est un peu tissée à la manière de Shakespeare. La trame mélange savamment tragédie personnelle, qui se joue entre les personnages, et fresque historique. De fait, les relations entre les protagonistes sont épaisses, chargées autant des drames traversés que des courtes joies. C’est le cas, par exemple, de Dun-Cadal et Grenouille. Aux prémisses de la guerre, le général est laissé pour mort dans les marais des Salines. Brisé, il est pourtant sauvé par un jeune réfugié, qu’il baptise Grenouille. En échange de son aide, Dun-Cadal accepte de prendre le petiot comme apprenti. Le maître s’apparente alors à un père pour le disciple. Mais on est loin du classique amour filial ou de l’archétype du mentor, car de leur relation ambiguë sourd un drame. Le soldat est bourru, réactionnaire, distant. Dès lors, les échanges entre le « père » et le « fils » se remplissent de silences où l’on s’aime et se hait.
Outre ces liens émouvants, le récit est clairement épique. Il nous parle de révolutions, de cris de liberté, de complots politiques. Autant les personnages que les événements sont inspirants. Ils sont chargés d’un souffle héroïque, à la manière de films comme « Braveheart » ou « Gladiator », pour prendre des références modernes.

L’art de la séduction

(crédit : musée des armées)

(crédit : musée des armées)

« Le Livre et l’Épée » est surprenant à plus d’un titre. Il présente d’abord quelques retournements de situations inattendus (dont un en particulier qui remet en question une bonne partie du livre). Si j’ai cru par moments anticiper un deus-ex machina, celui-ci est parvenu malgré tout à me surprendre. De plus, comme l’histoire ne se focalise pas sur les pensées d’un seul protagoniste, la vision du lecteur est parfois chamboulée. Ensuite la narration mêle intelligemment passé et présent. Les épisodes se répondent, se font écho. Même si ce jeu perturbe parfois la lecture, cela a le mérite d’y insuffler du rythme. Enfin, tiraillés par leurs émotions, les héros sont captivants. Vu la publicité autour de l’oeuvre, je craignais une big commercial fantasy légèrement convenue, archétypale. Mais au fur et à mesure, j’ai été sincèrement ému et aspiré par cette belle histoire. Elle dévoile ses charmes crescendo et finit par séduire. « La Voie de la colère » se déclinera en trois parties. Du coup, une question s’impose :  « à quand la suite ? »

Pour en savoir plus :

Bubble puceLa couverture est illustrée par Larry Rostant. Cet artiste anglais combine graphisme et photographie pour insuffler du réalisme aux mondes imaginaires. Il a notamment illustré les couvertures anglaises de Peter V. Brett ou George Martin.

Son site

Bubble puceInterview de l’auteur sur Elbakin.net. J’apprécie l’humilité de l’auteur (et un écrivain qui cite Barjavel et Pef dans la même phrase mérite d’être lu).


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« Chansons de la Terre Mourante » volume 1

Un recueil amusant et onirique, porté par sept auteurs prestigieux, qui honore l’œuvre de Jack Vance.

Couverture illustrée par Andy Brase

Couverture illustrée par Andy Brase

« A l’autre bout du temps, un soleil rouge et obèse jette sur la Terre mourante sa lumière de fin du monde. » Désormais en deuil, la Terre Mourante n’a jamais aussi bien porté sa robe lie-de-vin. Mais, même séparée de son créateur, cette orpheline ne connaîtra jamais l’extinction de son astre souffreteux. Car le chef d’œuvre de Jack Vance a été adopté par une génération de lecteurs et d’auteurs qui lui rendent un bel hommage dans cette anthologie, dirigée par Gardner Dozois et George R. R. Martin.
Publié du vivant du Maître, ce recueil est donc né d’une volonté de remercier une idole, voire un ami. Ainsi, chaque nouvelle est chargée de la tendre affection d’un auteur pour son mentor. Elles sont accompagnées d’une postface où les écrivains racontent l’influence des romans de Vance sur leur carrière, ainsi que des anecdotes sur une amitié de longue date.

« Chansons de la Terre Mourante » est édité en deux volumes. Ce premier tome rassemble les nouvelles de 7 noms prestigieux : Robert Silverberg, Terry Dowling, Glen Cook, Byron Tetrick, Walter Jon Williams, George R. R. Martin et Jeff Vandermeer. Même si elles sont accessibles à tous, les histoires seront probablement plus savoureuses pour les initiés au cycle de la Terre Mourante. Ceux-ci seront émus de reconnaître de vieux amis, comme Cugel et Rhialto, ou encore le peuple Twk et les déodandes. Les intrigues sont captivantes. Dans certaines, j’ai retrouvé ce ton sirupeux et élégant propre à l’univers. Dans d’autres, l’humour cynique mitonné aux coups dans le dos, à la Cugel. Et à chaque fois, l’inventivité foisonnante de cette contrée magique. Robert Silverberg, par exemple, nous raconte l’histoire d’un noble châtelain, accroc à l’ivresse et la poésie, qui a tout fait et tout vu. Mais à présent, son quotidien alterne entre grands crus et déclamations mélancoliques. Mais son meilleur « jus d’octobre », le cru véritable d’Erzuine Thale, il le réserve pour la fin, lorsque le soleil bordeaux et boursouflé s’éteindra. Qui sait si son grand projet ne risque pas d’être bouleversé ? Excepté l’ennuyeuse nouvelle de Glen Cook, l’anthologie est riche en surprises et situations excitantes : mages piégés dans un tournoi burlesque, jeune baroudeur en quête de son père ou encore une improbable tablée de voyageurs réunis par le hasard dans une mystérieuse taverne.

La Terre mourante est un fantastique foyer d’histoires. L’œuvre de Jack Vance est si propice à l’imagination débridée, à la création, qu’une anthologie autour de son univers semble bien à-propos.  Ses « Chansons de la Terre Mourante » prouvent que le vieux soleil n’est décidemment pas prêt de s’éteindre.

Illustration de Tom Kidd pour l'édition de Subterranean Press

Illustration de Tom Kidd pour l’édition de Subterranean Press

Pour en savoir plus :

Bubble puceLe tome 2 est disponible et rassemble des nouvelles de Tanith Lee, Paula Volsky, Tad Williams, Lucius Shepard, Matthew Hughes, Elizabeth Moon, John C. Wright, Neil Gaiman.

Bubble puce La couverture de l’édition française (ActuSF) a été dessinée par Andy Brase. Cet artiste américain s’est illustré dans de nombreux domaines tels que les comics (Dark Horse, Marvel…) ainsi que le jeu de rôle (Wizards of the Coast…). Il est également l’auteur de couvertures de certains romans de George R. R. Martin, comme « Skin Trade » et « Dragon de glace » (parus également chez ActuSF). Ses dessins sont sombres, contrastés et essentiellement basés sur l’encrage.

Son blog

Bubble puceTom Kidd est un illustrateur américain. Son œuvre, même si résolument moderne, rappelle un peu les vieilles couvertures de Science-Fiction et Fantasy des années 30-40. En 2004, il a reçu un World Fantasy Award en tant que Meilleur Artiste. Il a illustré l’édition américaine de « Songs of Dying Earth », chez Subterranean Press.

Son site

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« Coeurs de Rouille » de Justine Niogret

Première incursion de Justine Niogret dans le steampunk avec un roman épuré, un peu froid, mais pas dépourvu de saveur pour autant

Illustration de David Pairé et Myrtille Vardelle (Le Pré aux clercs)

Illustration de David Pairé et Myrtille Vardelle (Le Pré aux clercs)

Dans la cité du jeune Saxe, il n’y a ni ciel, ni saison, ni arbre, ni chant d’oiseaux. La nature est habilement singée par la mécanique. La moindre feuille est un bijou d’orfèvrerie. Mais les ingénieurs de cette grande illusion ont perdu le talent de leurs prédécesseurs. Là où les anciens confectionnaient de puissants golems, la nouvelle génération ne peut que bricoler de fragiles serviteurs pour l’aristocratie, les « agolems ». L’un de ces créateurs, Saxe, ne supporte plus cette société superficielle. Dès lors, il fuit le cœur de la cité pour les quartiers abandonnés. C’est là, qu’il rencontre Dresde. Depuis la mort de son maître, cette golem déambule dans une maison vide. Pour tromper sa solitude, elle mendie quelques réconforts dans ses habitudes d’automates. Saxe et Dresde aspirent tous deux à un ailleurs. Ce drôle de couple se met donc en quête d’une sortie, d’un possible « dehors ». Mais dans l’ombre, une aberration meurtrière, « Pue – la – Viande », les traque.

« Coeurs de rouille » est le dernier né de Justine Niogret. Ce roman, édité par Pré aux Clercs, cible les jeunes adultes, même si rien n’exclut à priori les plus âgés. Cette histoire nous plonge dans un univers steampunk qui flirte avec les utopies sociales de progrès, tel qu’a pu le proposer Bioshock dans le domaine vidéo ludique. Mais à l’inverse du jeu, « Coeurs de rouille » ne repose pas sur un monde foisonnant, exotique. Son univers est discret voire aride. L’intrigue, quant à elle, est assez simple, ce qui explique peut-être son étiquette YA (Young Adult). Mais le propos du livre n’est intentionnellement pas là. En effet, Justine Niogret construit souvent son œuvre comme une métaphore. Ici, elle nous parle de l’esclavage insoupçonné ou plutôt volontairement évacué de l’esprit. Elle remet aussi en question notre conception du progrès, que l’on associe volontiers à l’avancée technologique, au confort ou au rendement. Bref, comme dans ses précédents romans, son texte engendre un vivier de réflexions.

Une langueur monotone

Concept Art de Bioshock

Concept Art de Bioshock

Mais ce titre ne m’a pas vraiment séduit pour autant. L’univers épuré, les personnages un peu distants et la prose légèrement cryptique manquent de couleurs. Ce style d’écriture, que j’affectionne pourtant tout particulièrement, m’a semblé lourd par moments. J’ai eu donc quelques crises d’ennui lors de cette lecture.

Cependant « Coeurs de rouille » plaira probablement à d’autres. Saxe et Dresde sont deux coques brisées qui partagent une même souffrance, la solitude, la sensation de vivre dans un monde étranger. Une poésie mélancolique imprègne le texte. Un lyrisme qui, couplée au talent de l’auteur ne laisse pas totalement indifférent.

Pour en savoir plus :

L’illustration de la couverture est de David Pairé et Myrtille Vardelle, deux graphistes français qui utilisent abondamment la photographie dans leur travail.